War Don Don : Une indignation critique sur la justice humanitaire / A critical rendition of humanitarian justice

par/by Cilas Kemedjio, University of Rochester

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War Don Don : Une indignation critique sur la justice humanitaire

Au-delà du débat sur le recours à la justice criminelle comme moyen de reconstruction après les conflits, War Don Don s’interroge sur le fonctionnement du tribunal spécial sur la Sierra Léone. 1991-2002 : une guerre civile brutale a pour théâtre un des pays les plus pauvres du monde. On comptera ainsi plus de 2 millions de déplacés, des dizaines de milliers de femmes violées, plus de dix milles amputés, un nombre incroyable d’enfants enrôlés souvent de force dans les milices combattantes et plus de 150 000 morts. Le tribunal apparaît comme une greffe exotique implantée dans ce qui reste de l’État sierra-léonais après plus de dix années d’une guerre civile aussi brutale qu’absurde. On voit ainsi le déploiement d’un service de communication destiné à expliquer aux populations le fonctionnement de la justice. Les communautés suivent les débats à l’aide des téléviseurs, très loin de la salle du tribunal. La distance entre le peuple sierra-léonais et le tribunal pourrait bien être un symbole du fossé qui sépare la répression judiciaire et l’impératif d’impulser un véritable processus de réconciliation, de rédemption des victimes et de reconstruction du tissu social. L’image des procureurs anglais survolant le pays en hélicoptère reproduit tout en amplifiant la distance qui sépare le tribunal des réalités locales. On est presque tenté de reprendre cette interrogation d’un ancien membre des milices rebelles : « The people of the Special court being white, my question is : do they know about the culture of this country ? ». La réponse à cette question serait négative. Il est possible d’établir un parallèle entre les sources de financement de la cour et la nationalité des principaux acteurs, des juges aux procureurs en passant par les avocats de la défense. Les juges, les procureurs et les avocats de la défense sont importés pour la plupart d’Europe et des Etats-Unis. L’inscription de la cour dans une logique d’internationalisation de la résolution des conflits ne va pas au-delà de la formalité des résolutions votées par l’instance onusienne. En effet, il n’est pas jusqu’aux discussions à la radio des Nations-Unies  qui opposent procureurs et avocats de la défense, tous venant des Etats-Unis ou du Royaume-Uni, pays qui financent les opérations de cette justice greffée. Le financement du Tribunal Spécial aurait coûté près de 225 millions de dollars américains. Philipp Gourevitch rapporte que “The U.N.’s mission in Sierra Leone was per capita the most expensive humanitarian relief operation in the world at the time.” (Gourevitch). La question se pose de savoir si les dividendes de ces dépenses auraient été à la hauteur des attentes. En d’autres termes, la justice criminelle aura-t-elle aidé à mettre sur place une infrastructure de la paix ?

La cour trouve toutefois des palliatifs à cette éventuelle ignorance du pays. Les interprètes indigènes sont mobilisés. Les sierra-léonais sont des interprètes servant de médiateurs entre le tribunal et les populations locales. Francis Musa, ancien milicien rebelle, porte le titre pompeux de Chief Investigator for the Defense Team. La justice criminelle recrute aussi les locaux comme gardiens de prison, témoins et investigateurs de la défense ou de l’accusation. John Cammegh, témoin de l’accusation, est relocalisé dans un pays européen, ce qui fait peser de soupçons sur la crédibilité de son témoignage. En effet, la relocalisation de cet ancien membre des forces rebelles a théoriquement pour objectif de lui assurer une protection contre d’éventuelles menaces. Pourtant, l’exil dans un pays européen et les retombées financières qui en découlent peuvent apparaître comme des facteurs pouvant compromettre son témoignage. En attendant, il convient de constater que pour Francis Musa comme pour John Cammegh, leur participation au tribunal spécial devient une opportunité d’engranger les dividendes de la guerre. Les autres postes occupés par les indigènes vont de celui de gardiens de prison à celui d’animateurs des actions de Outreach, des commentateurs qui interprètent le fonctionnement de la cour pour le public aux associations des footballeurs amputés.

Malgré l’amnistie générale octroyée par le gouvernement à tous les anciens combattants, la possibilité existe toujours de traduire en justice les « high offenders ». L’amnistie générale et le risque d’une comparution devant la juridiction onusienne expliquent certainement le succès limité de la Truth and Reconciliation Commission. Fambul Tok offre un cadre de réconciliation qui, selon ses initiateurs, s’inspire des traditions culturelles locales. Fambul Tok se présente comme une alternative aux méthodes importées et massivement influencées par les pratiques occidentales que sont la justice internationale et la commission de réconciliation. Ses animateurs inscrivent le processus de réconciliation dans une dynamique inspirée par les pratiques culturelles locales. La restauration de la dignité humaine passe par une reconstruction du lien social sérieusement détruit par la guerre : « We used to appease the dead by offering sacrifices, by pouring libations and making offerings to our ancestors, and calling on their spirits to bring us aid.” Fambul Tok repose sur un constat : malgré la fin des hostilités, le contentieux non résolu de la guerre entretient le climat de terreur hérité de la guerre. La marginalisation des femmes ne favorise par une appropriation du processus par les populations locales, laissant les forces extérieures et notamment les ONG ou les puissances occidentales comme seules maîtresses du jeu. L’action des organisations non gouvernementales souffre du fait qu’elle ne se situe pas dans la durée. Les scènes de confrontation horribles, telle celle entre une femme, violée à douze ans par son oncle qui prétend l’avoir fait sous la menace de mort des rebelles, campent d’emblée toute l’horreur de la guerre. L’offre de réparation prend la forme d’une demande de pardon qui est instantanément acceptée par la victime. La scène, d’une simplicité renversante, masque le travail de médiation entrepris par les responsables de Fambul Tok entre les victimes et leurs bourreaux. Elle se répète à plusieurs reprises dans le film. En l’absence du bourreau, sa famille prend l’initiative pour demander le pardon. La menace d’une traduction devant les tribunaux peut aussi perturber ce travail de réconciliation, comme on le voit avec le cas du terrible Captain Savage. En effet, les responsables de Fambul Tok rejettent son offre de confession parce que les crimes dont il est accusé pourraient le qualifier de « high offender ». Il importe pourtant de noter que le retour aux sources comme voie de résolution des conflits nés d’une modernité chaotique procède d’une idéalisation du passé. La confession publique, articulée sur le naming and shaming, est trop édifiante pour ne pas paraître suspecte. En effet, les memes structures sociales traditionnelles qui sont au principe de la rehabilitation de la dignité sont les mêmes qui n’ont pas pu empêcher la guerre. La revendication d’une approche basée sur les traditions souffre du fait que l’entreprise de Fambul Tok ne devient possible que par le financement d’un philanthrope. La philanthropie se situe certes en dehors des circuits de l’aide de la communauté internationale. Elle vient pourtant de loin, plus précisément de New York city. En cela, l’élément décisif de cette entreprise ne diffère nullement de celle du Tribunal Spécial ou de la Truth and Reconciliation Commission, entreprises conçues et financées de l’extérieur.

Le tribunal spécial sur la Sierra-Léone écrit l’histoire d’une aventure qui commence par la révolte contre un système pourri et la promesse d’un avenir démocratique. Le beau rêve se transforme en cauchemar ponctué par le recrutement d’enfants dans les rangs de ses milices armées. Le règne de la terreur indescriptible devait faire irruption dans la conscience du  monde avec les images horribles des corps mutilés. La lourde main de la justice internationale, en huit années de procédures, a produit neuf condamnations. Les neuf condamnations auront coûté plus de 200 millions de dollars américains. War Don Don montre sans complaisance les limites d’une justice qui peine à solder le compte de la guerre et créer les conditions d’une réconciliation. Face à la complexité des causes de la dérive qui provoque éventuellement la guerre, l’intervention judiciaire peut bien apparaître comme symptomatique des limites de l’urgence humanitaire. Une action des sapeurs-pompiers qui crée des illusions d’avoir neutralisé les crises sans jamais poser ne fût-ce que les fondements de leur résolution.

War Don Don: A critical rendition of humanitarian justice

War Don Don explores both how the Special Court in Sierra Leone has functioned and the debate over resorting to criminal justice in order to rebuild after conflicts. From 1991 to 2002, a brutal civil war occurred within one of the poorest countries in the world. Two million people were displaced, tens of thousands of women were raped, over ten thousand people lost limbs, an incredibly high number of children were enlisted in armed militias (often by force), and over 150,000 people died. After more than ten years of ridiculous and brutal civil war, the Court seems like a foreign graft transplanted onto what remained of the Sierra Leonean state. A communications network was set up in order to explain to the population how the justice system would function. Communities watch the debates on television sets placed far away from the courtroom. That distance between the Sierra Leoneans and the court clearly symbolizes the gap that separates court proceedings and the search for sustainable reconciliation and reconstruction of the social fabric. Images of English prosecutors flying over the country in helicopters only accentuate the separation between the courts and the local reality. A former member of a rebel militia asks rhetorically: “The people of the Special Court being white, my question is: do they know about the culture of this country?”

The response would be no. We can draw parallels between the courts’ sources of financial support and the nationalities of the most involved parties, from judges to prosecutors and the defense counsel. By and large, the judges, prosecutors, and defense counsels are brought in from Europe and the United States. Why, even UN radio discussions have opposed appointing prosecutors and defense counsels from the United States or the United Kingdom, both countries which are financing operations for the implanted justice system. We wonder whether the benefits reaped from these costs will be as high as had been expected. In other words, have the criminal courts helped to set up an infrastructure for peace?

Still, the Court sets up palliative measures to combat the country’s possible lack of awareness. Sierra Leonean interpreters have been mobilized to serve as mediators between the Court and the locals. Francis Musa, a former rebel soldier, has been given the pretentious title of Chief Investigator for the Defense Team. The criminal courts are also recruiting locals to be prison guards, witnesses, and other investigators for the prosecution or defense teams. John Cammegh, witness for the prosecution, has been relocated to a European country, which raises questions about the credibility of his testimony. Theoretically, relocating this former member of rebel forces is supposed to guarantee his safety against any possible threats. However, it could be argued that his exile in a European country, which constitutes by itself a dramatic improvement from the war zone he left behind in Sierra Leone, compromises his testimony’s authenticity. In the meantime, we can only acknowledge that participating in the Special Court, for Francis Musa like for John Cammegh, presents an opportunity to reap the rewards of war. Other posts held by indigenous people range from prison guards to Outreach Coordinators, from amputee football associations to commentators who interpret court proceedings for the public.

Despite the government granting general amnesty for everyone formerly involved in the conflict, it is still possible to bring “high offenders” before the criminal court. The general amnesty, in addition to the threat of a court appearance under UN jurisdiction, can easily explain the limited success of the Truth and Reconciliation Commission. Fambul Tok is a different program: it sets up a framework for reconciliation that takes inspiration from local cultural traditions, according to its founders. It’s billed as an alternative to the imported international justice system and reconciliation commission, which have been heavily influenced by Western practices. Its leaders have created a reconciliation process inspired by local cultural practices. Human dignity is restored by reconstructing social ties that had disintegrated during the war: “We used to appease the dead by offering sacrifices, by pouring libations and making offerings to our ancestors, and calling on their spirits to bring us aid.” Fambul Tok is built on the fact that, despite the end of hostilities, all unresolved disputes from the war will continue to feed the war-spawned terror. The marginalization of women makes it unlikely that local populations will take ownership of the process, which leaves outside forces, especially NGOs and Western powers, in charge of the playing field. Non-governmental organizations suffer because of their lack of plans for the long term. Horrible confrontations portray the whole picture of terror during the war, like the woman who was raped at the age of twelve by her uncle, who claimed he was forced to do it under pain of death by rebel soldiers. Restoration comes through asking forgiveness, which is immediately accepted by the victim. This disarmingly simple scene hides the mediation between victims and their attackers, led by Fambul Tok workers. This is shown many times in the film. In the attacker’s absence, their family takes the initiative to ask forgiveness. Threats of being brought before the criminal court can also disrupt the reconciliation process, as shown by the horrific case of Captain Savage. The leaders of Fambul Tok actually rejected his confession, because he was accused of crimes that made him a “high offender.” However, it is important to point out that looking back to the beginning as a method of resolving conflicts in this chaotic modern era originates in an idealization of the past. Public confession, structured around naming and shaming, is too edifying to avoid suspicion. The traditional social structures at the heart of rehabilitating human dignity are the same ones which had been unable to prevent war. The demand for a traditional approach suffers a disadvantage from the fact that Fambul Tok was only made possible by philanthropic funding. And such funding still came from far away: New York City, to be precise. In this way, this undertaking is no different from the Special Court or the Truth and Reconciliation Commission, as both are programs that were founded and financed from the outside.

The Special Court in Sierra Leone is recording the story of a tragic adventure that began with a revolt against a corrupt system and the promise of a democratic future. The dream turned into a nightmare, as children were recruited into armed militias. In eight years of proceedings, the heavy hand of international justice has handed down nine sentences. These nine sentences cost more than US$225 million. Philipp Gourevitch reports that The UN’s mission in Sierra Leone was “per capita the most expensive humanitarian relief operation in the world at the time.” War Don Don paints a thorough picture of the limits of this justice, which is barely managing to settle war debts or cultivate conditions for reconciliation. In light of complex causes of the abuses and excesses which may have provoked the war, this judicial intervention is seen as a symptom of the limits to emergency aid. It is a last-ditch attempt from firefighters, which gives the illusion of neutralizing a crisis without ever laying down even the slightest foundations for its resolution.

Translated from the French by Allison M. Charette

Rebecca Rich Cohen (Director). War Don Don, documentary, 2010 (USA), 83 minutes.
Sara Terry (Director). Fambul Tok, documentary, 2011 (USA), 82 minutes.

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